Une apocalypse ordinaire
Contrairement aux accidents nucléaires qui l’ont précédés, comme celui de Tchernobyl, Fukushima a suscité une remise en cause très courte et limitée de l’énergie nucléaire. En dépit des conséquences observées à Fukushima, l’exploitation de réacteurs nucléaires s’est poursuivie.
Dans le cadre de sa thèse sur la sociologie des accidents nucléaires, Valérie Arnhold, doctorante au Centre de sociologie des organisations à Sciences-Po et chercheuse sur projet dans le programme “Nuclear Knowledges”, au Centre de recherches internationales (CERI), a mené une enquête ethnographique au sein des organisations européennes et internationales de sûreté nucléaire (https://journals.openedition.org/sdt/14611#ftn17).
Valérie Arnhold s’est appliquée à démontrer comment en intégrant la catastrophe de Fukushima dans un cadre de pensée pour essayer d’en comprendre les leçons, les organisations de sécurité nucléaire l’ont inclus dans des procédures de routines. Selon elle, la catastrophe de Fukushima “n’a pas questionné fondamentalement les pratiques de sûreté”, contrairement aux précédentes catastrophes nucléaires, et a ainsi suscité “une remise en cause très courte et limitée de l’énergie nucléaire”.
Les organisations internationales et les agences nationales en faisant rentrer la catastrophe nucléaire dans les cadres et procédures préexistants de la sécurité nucléaire la transforment en un événement ordinaire pour les professionnels du nucléaire.
D’événements incontrôlables, les catastrophes sont devenues une menace réelle mais gérable par l’ensemble des experts des organisations de sécurité.
Ainsi les experts de la sécurité se sont appropriés le travail sur cet accident, évinçant les décideurs politiques et les acteurs critiques (comme les associations antinucléaires).
On n’arrête rien, on continue
Cette normalisation a permis de rendre l’accident gérable mais aussi de préserver le système préexistant. La même organisation avec les mêmes institutions a pu continuer comme par le passé…
L’enjeu au sein de ces organisations a consisté à organiser un débat entre spécialistes habitués au travail international, donc à écarter les acteurs potentiellement gênants comme les associations ou les experts indépendants.
Comme l’indique Valérie Arnhold, « lors de la négociation autour des évaluateurs à nommer dans les stress-tests, la proposition de la Commission européenne d’inviter des évaluateurs extérieurs au monde nucléaire rencontre une opposition forte de la part des experts, qui obtiennent gain de cause pour nommer uniquement des « pairs » en faisant valoir le caractère « technique » de leur travail et le coût d’entrée important dans les enjeux de sécurité nucléaire ».
Ensuite il a fallu aussi « normaliser les récits ». Si la catastrophe de Fukushima dépasse les estimations des experts, elle réactive aussi le discours du risque immense du nucléaire, un des arguments principaux du mouvement antinucléaire.
Pour ne pas être en reste les experts des accidents nucléaires ont également au départ considérer Fukushima comme exceptionnel et totalement incompréhensible. Incompréhensible car l’industrie nucléaire japonaise était considérée comme un bon élève en terme de technologie et de sécurité.
Deux mois après la catastrophe, des experts de l’AIEA et d’autres agences européennes se sont rencontrés et ont conclu que la cause de l’accident avait été le « manque d’indépendance » de l’agence japonaise NISA (Nuclear and Industrial Safety Agency) qui avait « sous-estimé l’aléa tsunami ». C’est donc sur cette agence qu’a été portée la responsabilité plutôt que sur les industriels (contrairement aux analyses des accidents précédents de TMI et Tchernobyl).
En mettant l’accent sur le manque de contrôle de la technologie, cette démarche présente le contrôle comme tout à fait possible (même face à un tsunami de 15 mètres de haut, puisque les informations et les savoirs étaient disponibles pour évaluer ces risques et adopter les bonnes mesures). Le caractère « inimaginable » de l’accident s’est ainsi trouvé relativisé.
La normalisation de cette catastrophe provient de la nécessité de rendre la catastrophe gérable, grâce à un ensemble de dispositifs existants et adaptés à la situation.
Une nouvelle dimension s’impose alors : réviser les normes de sécurité nucléaire. Cependant, ce travail de révision suppose la faisabilité technologique et économique des ajustements jugés nécessaires (et questionne donc la pérennité des réacteurs nucléaires existants).
Malgré la pression exercée par la Commission européenne et plusieurs gouvernements en faveur d’une sortie ou d’une réduction de l’énergie nucléaire en Europe, la portée des révisions de normes, et des travaux préconisés, est resté limitée.
La révision a finit par aboutir à la conclusion que les normes internationales sont globalement suffisantes et adéquates malgré l’accident de Fukushima, car celui-ci est dû à une non-conformité avec ces normes plutôt qu’à des phénomènes non encore contenus dans les écrits.
Conclusion
Valérie Arnhold a prolongé sa réflexion en interrogant la conception “intrinsèquement sûre” des EPR, les réacteurs de nouvelle génération. Elle rappelle que, du point de vue de la sociologie des risques, “un accident majeur dépasse, par définition, le cadre d’anticipation des ingénieurs et des experts”.
Ces EPR sont des réacteurs d’une puissance plus élevée (1 500 à 1 750 MW) et donc potentiellement plus dangereux que les réacteurs plus anciens (900 MW). Quand bien même leur fiabilité serait améliorée par rapport aux précédents, une catastrophe provoquerait des dégâts significativement plus importants.
Cette normalisation questionne la capacité de l’État à s’impliquer dans une politique nucléaire, et donc énergétique. Le turn-over politique ne semble pas favorable à l’acquisition des compétences nécessaires.
Il n’est pas sûr que les citoyens continuent d’apprécier que l’on fasse de la politique comme l’on vend des appareils ménagers ou des t-shirts Made in France. Il n’est pas sûr que messieurs Longuet, Montebourg, Chassaigne, Chevènement, etc, gagnent beaucoup de voix électorales en soutenant cette industrie (article Reporterre du 16 février 2021).
Les jeunes ingénieurs eux-mêmes hésitent à chercher un emploi dans le nucléaire.
Selon un sondage l’engouement des français pour le nucléaire s’est retourné ces cinq dernières années (sondage Odoxa).
Doit-on laisser le président de la République décider seul la construction de nouveaux EPR et l’avenir énergétique de la France ?